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John Neumeier et la "grande" musique
Retour à la scène de neuf compagnies
Les cygnes d'Angelin Preljocaj
Paul Taylor Dance Company à NY
Sylvia de Manuel Legris à La Scala
Jirí Kylián, le poète de la danse
Dimitris Papaioannou, la danse comme peinture de bataille
Yuri Grigorovich, le tzar du Bolchoï
Matthew Bourne, le post-ballettomane fou de cinéma
La danse espagnole, voire les danses espagnoles
Hans van Manen, 80 ans de modernité
Le Kirov d’hier et d’aujourd’hui en DVD
Sylvie Guillem, the Icy Divine
Entre fermetures et réouvertures, annonces et reports, que ce soit en présentiel ou via la vidéo, toutes les compagnies ou presque ont poursuivi les répétitions et parfois les représentations – pendant ces mois de crise, de contraintes sanitaires et de distanciation. Dans ces pages les comptes rendus des premiers retours sur scène de quelques uns des plus grands ballets européens, avant le deuxième confinement. Et dans le reste de la revue, les nouvelles de nombreuses autres compagnies.
Les danseurs de l’Opéra de Paris à l’avant-scène
Il fallait faire preuve d’imagination lorsque les nouvelles règles sanitaires sont venues s’ajouter aux travaux de réfection du Palais Garnier et de l’Opéra Bastille, rendant inutilisable leur immense plateau. Tenant compte de ces difficultés, la directrice du Ballet, Aurélie Dupont, a choisi d’ouvrir la Saison 2020/2021 sur l’avant-scène de l’Opéra Garnier spécialement aménagée pour l’occasion. L’espace étant ce qu’il est (peu profond) et les contacts entre danseurs devant se réduire au minimum, elle a présenté, en deux spectacles qui s’alternent, un florilège de solos et de duos interprétés par les étoiles et premiers danseurs de la compagnie, chacune des pièces étant accompagnée par la musique «live».
C’est donc avec Étoiles de Paris que la «réouverture» a eu lieu le 5 octobre, amputée toutefois de son traditionnel défilé de la compagnie et de l’école, une habitude instituée par Serge Lifar. Le programme se composait d’extraits de pièces allant de Michel Fokine, Hans van Manen et John Neumeier au contemporain (Alastair Marriott) en passant par la modern dance (Martha Graham) choisis dans le répertoire de la compagnie, avec toutefois une entrée au répertoire.
Il s’agit de Clair de lune, un solo du chorégraphe anglais Alastair Marriott dansé par Matthieu Ganio qui interprète avec langueur cette version masculine de La Mort du cygne sur la musique de Debussy. On retrouve dans le même programme la véritable Mort du cygne, celle que Michel Fokine créa pour Anna Pavlova sur la musique de Saint-Saëns et dansée ici par Sae Eun Park. Cette danseuse y livre une interprétation très personnelle, conférant à son cygne une sérénité inhabituelle devant la mort. En revanche, elle révèle un tempérament de tragédienne dans le célèbre solo Lamentation de Martha Graham.
Il faut également saluer la belle technique dont fait preuve Hugo Marchand dans l’extrait de Suite of Dances interprété avec une désinvolture toute apparente qui n’aurait sans doute pas déplu à son chorégraphe Jerome Robbins. Le duo d’amour de La Dame aux camélias de John Neumeier (pas de deux de l’acte II) a également été remarqué pour l’énergie juvénile et le naturel avec laquelle le couple Laura Hecquet et Mathieu Ganio l’a dansé.
Le second spectacle de la rentrée Gala Rudolf Noureev se veut un hommage à celui qui a dirigé le Ballet de l’Opéra de Paris entre 1983 et 1989, année de sa mort. Et ce sont encore d’autres étoiles ou premiers danseurs qui interprètent des extraits de ballets créés ou remontés par Noureev. Le premier pas de deux de son Roméo et Juliette (scène du balcon), dansé par Myriam Ould Braham et Germain Louvet aurait pu être émouvant – Louvet s’y essaie – mais sa partenaire, concentrée sur la suite de pas qu’elle exécute un peu mécaniquement, semble rester insensible.
En revanche, après une longue absence due à un accident au genou, Mattias Heymann a dansé avec son brio habituel et une belle énergie un extrait en solo du ballet Manfred.
Louvet revenait dans un pas de deux de La Belle au bois dormant, aux côtés de Léonore Baulac qui, après avoir été testée positive au Covid-19 et s’être mise en quarantaine, a pu reprendre le rôle d’Aurore.
Mais le couple le plus convaincant de cette deuxième soirée est celui que forment Valentine Colasante avec ses équilibres dignes d’une Rosella Hightower et le vibrant Francesco Mura, deux interprètes dont la vélocité et la précision conviennent bien au ballet Don Quichotte revu par Noureev.
Même si, certains soirs, le programme se retrouvait écourté d’une pièce, suite à un cas de positivité au virus qui mettait le ou la danseuse en quarantaine, les dispositions sanitaires en vigueur sont restées très strictes: pour les cours comme pour les répétitions, les danseurs sont divisés en six groupes de travail distincts afin de réduire les contacts.
L’ensemble des interprétations manifestait surtout un vif enthousiasme de la part des danseurs et l’énorme plaisir qu’ils éprouvaient à retrouver enfin la scène et le public. Pour comprendre cet élan, il faut se souvenir, qu’entre les grèves qui ont paralysé le Ballet durant deux mois (décembre 2019 /janvier 2020) et le début du confinement généralisé (mars 2020), seul le «Programme Balanchine» avait pu avoir lieu, dansé à peine quelques soirées avant que les lumières de la rampe ne s’éteignent à nouveau.
Après l’annonce du reconfinement et la fermeture des salles des deux Opéras, le spectacle Chorégraphes contemporains, créer aujourd’hui, qui devait commencer le 4 novembre, n’a pu être proposé qu’en livestream payant sur le compte Facebook de l’Opéra de Paris, le temps d’une unique soirée. Quelle que soit la situation, les répétitions des prochains ballets continuent car il s’agit du travail quotidien des danseurs qui, lui, reste autorisé. C’est ainsi que celles de La Bayadère, le ballet prévu pour décembre et ensuite annulé, ont été également maintenues. Que ce soit en streaming ou en reprogrammation, toutes les possibilités de maintenir les spectacles de la programmation du ballet sont étudiées.
Sonia Schoonejans
La Scala de Milan, débute l’ère Legris
À une époque suspendue entre ouvertures et fermetures, entre septembre et octobre, le Ballet de La Scala de Milan, dont Manuel Legris est le nouveau directeur, a présenté un «Gala des étoiles». Après de longs mois de confinement, la compagnie est de retour sur la scène de son théâtre.
Les conditions de ces soirées ont bien évidemment été dictées par les normes sanitaires, désormais prioritaires par rapport aux préoccupations artistiques. L’orchestre a pris place au fond du plateau, alors que les danseurs évoluaient sur le devant de la scène (prolongée jusqu’à couvrir la fosse d’orchestre). Les spectateurs, masqués, étaient disposés en damier et donc distanciés. Ce qui ressemble à une chronique ordinaire de la vie d’un théâtre à l’époque de la Covid nous oblige cependant à considérer l’effet qu’a suscité un rendez-vous attendu et désiré autant par les artistes que par les spectateurs. Nous sommes habitués à vivre la magie du théâtre dans un cadre de vitalité et d’énergie, de partage physique que dégage un tel événement; on le voit et on l’applaudit (ou le conteste, éventuellement) “en direct” et “en présentiel” ; mais, à l’improviste, ces conditions sont devenues rares. Ainsi, une soirée, qui d’ordinaire, aurait été un gala étincelant, galvanisé par la présence de quatre champions du box-office international – Roberto Bolle, Svetlana Zakharova et Alessandra Ferri en duo avec Federico Bonelli – s’est-elle avérée empreinte d’une mélancolie qui fait désormais partie de notre quotidien (sans parler de la frustration des limites imposées).
Ceci dit, tout le monde a fait ce qu’il pouvait et devait. Le programme était intéressant et les titres attirants: de la Mort du cygne, interprétée par une Zakharova en état de grâce, au baiser qui défie la gravité dans Le Parc de Preljocaj, où Ferri et Bonelli se sont étreints vertigineusement, jusqu’au Boléro de Béjart dansé, avec assurance désormais, par Bolle, sur la table rouge entourée de garçons.
Sur le proscenium se sont aussi produit quelques membres de la compagnie. Nous avons vu les virtuosités du Corsaire de Holmes/Petipa/Sergueev (le pas de trois du deuxième acte, avec Martina Arduino, Marco Agostino et Mattia Semperboni); le lyrisme de La Belle au bois dormant de Noureev (la variation du Prince du deuxième acte avec Claudio Coviello); l’hommage à Zizi Jeanmaire avec Carmen de Roland Petit confié au couple de fiancés de la maison, Nicoletta Manni et Timofej Andrijashenko; le nouveau Do a Duet de Mauro Bigonzetti, avec le duo féminin (et distancié) Antonella Albano et Maria Celeste Losa, pas vraiment enthousiasmant. En tout cas, “the show must go on”. Peut-être, qui sait? Entre-temps, Giselle, qui suivait dans le programme, a été annulé.
Valeria Crippa
The Royal Ballet, Londres
Il est dommage qu’en octobre, pour le premier spectacle au Covent Garden depuis le mois de mars, le Royal Ballet de Londres n’ait pas ressuscité un vieux ballet de sa fondatrice, Ninette de Valois: The Prospect Before Us (or Pity the Poor Dancers) («Ce qui nous attend (ou bien plaindre les pauvres danseurs)») qui fut créé pendant la guerre en 1940, alors qu’une catastrophe planait sur la nation. Il s’agissait d’un ballet comique qui se proposait de remonter le moral des spectateurs; étant donné le moment historique que nous vivons, le titre aurait été bien à-propos.
Dans de nombreux pays, on travaille dur pour rouvrir les théâtres et faire revenir sur scène les compagnies de danse, alors que le Royal Opera House du Covent Garden a tardé à rembourser les abonnés de la saison 2019/20 et, ensuite, à présenter la saison 2020/21. Ce n’est qu’après presque sept mois de fermeture et d’extinction des feux que le Royal Ballet a finalement retrouvé la scène.
Le directeur Kevin O’Hare a créé un programme de trois heures pour que chacun de ses danseurs puissent se produire sur scène. Il faut dire que la compagnie était en excellente forme malgré le confinement et le fait que pendant des mois les danseurs aient répété dans les salons et les couloirs de leurs maisons. Du fait des règles de distanciation sociale, les danseurs ont été divisés en groupes de conjoints ou cohabitants, ou en groupes qui devaient se fréquenter de manière exclusive; et quand, à la fin du programme, ils se sont retrouvés tous ensemble sur scène pour Elite Syncopations, ballet extravagant de Kenneth MacMillan, certains ont dansé séparément des autres.
Si l’on veut considérer ce spectacle comme une affirmation de la volonté du Royal Ballet à survivre, rien à objecter; si, en revanche, on veut le considérer comme une déclaration d’intentions artistiques de la part de la direction, alors la perplexité nous envahit. Pourquoi choisir des extraits de deux des plus mauvaises pièces créées récemment pour la compagnie? C’est-à-dire le sombre et ennuyeux Untouchable de Hofesh Shechter et le modeste Medusa de Sidi Larbi Cherkaoui. Il faut néanmoins souligner qu’un solo tiré de ce dernier a été interprété par Natalia Ossipova, ce qui a amélioré la situation. Mais pourquoi une telle danseuse doit-elle gaspiller ses qualités exceptionnelles pour des niaiseries, alors que la compagnie possède un répertoire de haut niveau dans lequel puiser?
Tout du moins Wayne McGregor n’a-t-il pas été représenté par l’une de ses pièces cauchemardesques, mais par un extrait touchant de Woolf Works où Edward Watson a pu monter ses qualités extraordinaires: l’une de ses dernières apparitions sur scène avant de la quitter, tout en continuant à travailler pour le Royal Ballet comme “coach” (répétiteur des rôles principaux). Dans le pas de deux du Don Quichotte, Marianela Nuñez et Vadim Muntagirov ont offert une prestation excellente – nette et impeccable – mais la température de la soirée n’a pas monté d’un seul degré. Ce couple et bien d’autres ont montré une élégance glaciale et une absence de panache: on aurait davantage dit des exercices de danse qu’un vrai spectacle live.
Une exception: les interprètes de deux pièces d’Ashton. Laura Morera dans le rôle de Titania dans The Dream a été un régal; sa manière de danser est une leçon de musicalité et de soin des détails et du style. Et dans le soi-disant pas de deux ‘Fanny Elssler’ de La Fille mal gardée, Marcelino Sambé et Anna Rose O’Sullivan ont formé un couple d’amoureux fougueux, pleins de vie et de caractère qui se sont joués de toutes les difficultés techniques. Nous avons vu une nouvelle pièce qui, du point de vue artistique, a fait mouche: un pas de deux pétillant tiré de la chorégraphie de Kenneth MacMillan pour la comédie musicale Carousel, sa dernière pièce avant de mourir en 1992. Matthew Ball l’a interprété avec brio et charisme aux côtés de Mayara Magri, un espoir de la troupe; ils forment un couple magnifique.
Elite Syncopations est une pièce pour la compagnie où tous peuvent se déchaîner. En 1974, le public et la critique en furent choqués: ils avaient du mal à accepter ses cygnes et ses cavaliers en version fêtards. Mais que ce ballet est amusant! Les danseurs du Royal Ballet actuel sont puissants et pleins de talent mais il faut aussi qu’ils aient beaucoup de personnalité pour qu’Elite Syncopations soit un succès. Pour la réussite de ce ballet, le directeur O’Hare a distribué ses danseurs les plus brillants qui lui ont su donner son registre joyeux. Suite à une série de représentations de très haut niveau artistique, Yasmine Naghdi nous avait déjà démontré que sa promotion comme principal avait été bien méritée. Ici, en version reine de la piste de danse, sexy et espiègle, elle a dirigé l’ensemble de sa baguette tournante. Quant à James Hay, il a uni technique et interprétation, comme le veut la tradition de la compagnie dont il est l’un des danseurs les plus élégants et intelligents.
Peut-être faudrait-il commencer à présenter des ballets comme celui-ci pour rendre le Royal Ballet à son public?
Gerald Dowler
Ballet de l’Opéra de Rome
Quelques jours à peine après la première fermeture des théâtres (en mars, pendant les représentations du Corsaire), il était évident que l’Opéra de Rome avait la volonté de rester actif. Malgré tout, on continuait à y travailler.
Étant donné la gravité de la situation italienne à ce moment-là, cette obstination pouvait paraître comme désespérée et futile. Mais dès que les choses ont commencé à s’améliorer, et en dépit de l’annulation de la saison estivale aux Thermes de Caracalla, nous nous sommes demandé si l’on pouvait espérer dans une reprise rapide.
La réponse est arrivée en juin, quand une nouvelle saison estivale «en sûreté» a été annoncée, dans des lieux spacieux. Le défi semblait impossible à relever. Lors du confinement, les danseurs, même s’ils étaient dans l’obligation de rester à la maison, ont continué à s’entraîner.
Le retour sur scène a finalement eu lieu. Dans le nouvel espace du Circus Maximus, à quelques pas des grands ateliers de menuiserie et de scénographie du théâtre, face à un auditorium immense, le chorégraphe Giuliano Peparini a présenté une création à laquelle il pensait depuis longtemps et qu’il a adaptée aux nouvelles circonstances: Les Quatre Saisons.
Quatre couples représentent chacun une différente saison de l’amour. Les danses s’appuient sur un collage musical conçu par Peparini lui-même, comprenant des extraits du cycle des concerts de Vivaldi, une Sonate de Scarlatti, quelques chansons, mêlées à des poèmes d’Alda Merini, John Donne, Cesare Pavese, Vincenzo Cardarelli, Jacques Prévert (Les Feuilles mortes, dans la célèbre version chantée par Yves Montand). Des décors simples, où l’emporte un goût audacieux et intéressant pour les éclairages et la vidéo. Les costumes originaux portent la griffe d’Anna Biagiotti.
Nous avons tout de suite été frappés par la particularité de la situation qui envoûtait danseurs et public, contraints dans des règles serrées. La soirée a été un succès: artistes et public étaient vraiment connectés entre eux, même si tous étaient distants les uns des autres.
Peparini a suivi un chemin clair pour adapter son idée initiale de représenter les diverses phases de l’amour: les premières approches (printemps), la passion qui brûle (été), l’élan amoureux qui s’éteint (automne), jusqu’aux sentiments qui se refroidissent (hiver). Les quatre couples se sont exprimés au mieux: Claudio Cocino, exemplaire dans la maîtrise de la technique et du vocabulaire classique, puissant aux côtés de la petite et élégante Rebecca Bianchi; magnifique couple en rouge, dominé par la sensualité extravertie et brillante de Marianna Suriano, très bien accompagnée par Giacomo Castellana. L’interprétation de Susanna Salvi, aux côtés de Michele Satriano, était un joyau: un couple soudé et une interprète exemplaire, techniquement solide et douée d’excellentes qualités expressives. Le couple en gris – formé de deux interprètes en harmonie comme Sara Loro et Alessio Rezza – a su donner à cette saison fâcheuse des accents d’humanité et d’empathie.
La gestuelle de Peparini, qui va du classique au moderne a gagné son pari: l’incontournable distanciation ainsi que des gants et des masques ont été adoptés. Une invention vraiment novatrice a néanmoins manqué: compte-tenu des contraintes imposées par les circonstances, le chorégraphe s’est borné à contourner les obstacles. Mais l’opération a été tout de même une réussite, qui a remonté le moral des spectateurs et renforcé la cohésion entre la compagnie et sa directrice Eleonora Abbagnato, objet de quelques polémiques avant l’été.
Donatella Bertozzi
CND Madrid: Apollo attendait Giselle
La Compañía Nacional de Danza, dirigée depuis l’année dernière par Joaquín de Luz, cherche à se racheter de la confusion et de l’obscurité des critères artistiques des années passées. Les mesures contre la pandémie n’ont certainement pas aidé, mais la troupe a tout de même réussi à revenir sur scène en novembre, au Teatro Real de Madrid, avec un programme composé d’Apollo de George Balanchine (Stravinsky), Concerto DSCH d’Alexeï Ratmansky (musique Dimitri Chostakovitch) et White Darkness de Nacho Duato, le chorégraphe espagnol qui a été directeur de la CND.
L’Italien Alessandro Riga interprétait le rôle-titre d’Apollo: il en donne une interprétation correcte et énergique mais pas toujours musicalement juste et, surtout, il ne montre pas la complète maîtrise de l’espace et la rigueur géométrique qu’exige le rôle; on aperçoit chez lui une sorte de pudeur, en dépit de son physique harmonieux, qui amenuise la majesté et le contrôle absolu que l’on attend de l’Apollon de Balanchine. On pourrait observer qu’étant né à Croton, lieu mythique de la Grande-Grèce, Riga devrait garder un certain héritage ancestral de ces lieux…. Ses trois Muses (Ana Calderón, Haruhi Otani et Giada Rossi) ont fait leur devoir avec discipline, mais sans éclat. À la fin de la courte série de spectacles, le rôle d’Apollon a été confié à Gonzalo García (du New York City Ballet), un invité prestigieux et de qualité.
Concerto DSCH de Ratmansky est un joli ballet, clair et avec une certaine puissance. Même si la pièce montre ses racines soviétiques, le chorégraphe russe a emprunté à l’Amérique (où il a travaillé) son abstraction symphonique mais il doit certainement à son maître de Moscou, Piotr Pestov, son «éthique de l’honnêteté dans la construction chorégraphique». C’est une pièce à succès qui depuis des années figure au répertoire de cinq ou six compagnies dans le monde, du Ballet Mariinsky à celui de La Scala de Milan. Elle a été dansée à Madrid, entre autres, par Joaquín de Luz et Gonzalo García, qui avaient fait partie de la distribution à la création à New York en 2008.
La pièce finale, White Darkness de Nacho Duato, accuse les vingt ans qui se sont écoulés depuis la création et demeure une œuvre assez sombre, dans tous les sens du terme; en effet, l’éclairagiste a été impitoyable et son travail ne permet de voir que peu et mal ce qui se passe sur scène…
Début décembre, la compagnie espagnole a présenté une version de Giselle signée par son directeur Joaquín de Luz. Voici donc un titre classique au répertoire de cette compagnie qui n’en a pas beaucoup (Don Quichotte et Le Casse-Noisette, de son directeur précédent José Carlos Martínez).
De Luz a situé l’action du ballet au XIXe siècle, dans la région des vins d’Espagne (Rioja et Soria), un cadre très caractéristique du Romantisme espagnol incarné par Gustavo Adolfo Bécquer qui vécut dans ces lieux. La musique originale d’Adolphe Adam de 1841 fait l’objet de plusieurs ajouts, comme celui du “Pas de deux des Paysans” au premier acte.
La programmation de cette Giselle était aussi l’occasion de célébrer le centenaire de la naissance de María de Ávila, la plus importante pédagogue et maître de ballet du siècle dernier en Espagne, longtemps directrice des institutions qui s’appellent aujourd’hui Compañía Nacional de Danza et Ballet Nacional d’Espagne.
Roger Salas
Béjart Ballet Lausanne, en attendant la Neuvième
L’aura du Béjart Ballet Lausanne, alimentée par le répertoire de Maurice Béjart et les créations de Gil Roman, ne lui épargne pas les déconvenues que connaissent toutes les compagnies. Annulations de tournées en cascade; dans le meilleur des cas, renvoi à des jours meilleurs. Les temps sont durs. Tout au plus Gil Roman a-t-il pu donner à Lausanne la première d’un spectacle qu’il a conçu en lien étroit avec le compositeur Richard Dubugnon.
Symphoniste de réputation internationale, Dubugnon est joué par les phalanges les plus réputées, du New York Philharmonic au NHK Symphony ou au Gewandhausorchester de Leipzig. Mais qui peut le plus peut le moins. Pour sa première collaboration chorégraphique, il a choisi de renouer avec l’instrument de ses débuts : la contrebasse. Dans Basso Continuum, il joue live, sur scène, un praticable télécommandé l’associant aux évolutions des danseurs. Résultat: quelque 40 minutes de mouvements singuliers et débridés, astucieusement réglés et magnifiquement interprétés par huit danseurs survoltés.
Gil Roman y donne la pleine mesure de son goût pour l’ombre et le mystère. Une séduisante «œuvre au noir» à laquelle fait pièce la lumière des sublimes Danses grecques de Béjart (musique Hadjidakis), pur chef-d’œuvre chorégraphique.
Loin de se laisser abattre par l’effacement progressif du calendrier des représentations (y compris la soirée Pierre Henry qui devait être donnée à Lausanne en novembre), le BBL utilise au mieux le nouvel équipement de son grand studio, désormais pourvu d’un gradin. Le public y est installé dans le respect des règles sanitaires. Ce «Plan B» permet à Gil Roman de présenter répétitions et extraits de spectacles aux institutions scolaires et universitaires. Une démarche pédagogique qui vient à point nommé compenser, en partie du moins, confinement et isolement.
Autre initiative digne d’être relevée, un livestreaming à destination des fans japonais, organisé à la mi-novembre. En se connectant sur bejart.tv, le public nippon a pu suivre une reprise de Tous les hommes presque toujours s’imaginent (musique John Zorn).
Au moment où ces lignes sont écrites, l’hiver du BBL sera exclusivement lausannois. Mais quelques tournées se profilent à l’horizon, à commencer par Tokyo à fin avril 2021. Deux mois plus tard, danseurs du BBL et du Tokyo Ballet se retrouveront dans une vaste patinoire de Lausanne pour reprendre la monumentale IXe Symphonie de Béjart (et Beethoven…) qui devait être dansée au printemps dernier.
Jean Pierre Pastori
Le ballet à l’Opéra de Vienne
Après l’ouverture de sa saison 2020/2021, début septembre, avec Peter Pan, un ballet du répertoire, le Ballet du Wiener Staatsoper (Opéra National de Vienne) a eu le temps de présenter deux spectacles avant le confinement général du pays et par conséquent la fermeture des lieux publics.
Tout au long des mois de septembre et d’octobre donc, on a pu admirer (mais sur la scène du Volksoper), en alternance avec le triptyque Jewels de Georges Balanchine, lui aussi déjà au répertoire, un programme en l’honneur des Pays Bas. Hollands Meister proposait trois pièces de trois chorégraphes ayant travaillé principalement dans ce pays: Skew-Whiff du duo Sol Léon et Paul Lightfoot, vive, légère et imprégnée d’humour comme la musique de Rossini qui l’accompagne ; Beethoven Adagio Hammerklavier de Hans van Manen, d’une perfection stylistique qui fait penser à une sculpture de Brancusi ; et la puissante Symphonie des psaumes de Jirí Kylián qui magnifie par la spiritualité de sa chorégraphie celle de la musique de Stravinsky. La compagnie a montré, à travers ces trois moments chorégraphiques de facture différente, son éclectisme et son excellent niveau, ce qui fait penser que les années passées sous la houlette de Manuel Legris (aujourd’hui à La Scala de Milan) ont été bénéfiques.
Martin Schläpfer, le nouveau directeur du Ballet du Wiener Staatsoper, semble hériter d’une compagnie capable d’interpréter des styles et des univers très différents. C’est d’ailleurs ce que cette première saison de Schläpfer, à la tête du Ballet viennois depuis la rentrée, entend exiger.
Dans sa conférence de presse, le chorégraphe suisse a déclaré vouloir cultiver la grande tradition du ballet classique tout en introduisant des créations contemporaines. À côté des ballets Coppélia et La Fille mal gardée en janvier, puis Giselle en mars 2021, on trouve les noms de Paul Taylor, Mark Morris ou encore Alexei Ratmansky, présents pour la première fois dans le répertoire de la compagnie. La saison devait se poursuivre avec Mahler, live, une création de Schläpfer, dont la première était prévue en novembre et qui a été reprogrammée pour décembre.
Si les spectacles ne peuvent avoir lieu en présence de public, en revanche, les répétitions et les cours continuent puisque le travail, lui, n’est soumis à aucun interdit.
Sonia Schoonejans
Ballet de l’Opéra de Nice, le travail d’Éric Vu An
Le Ballet Nice Méditerranée (la compagnie de l’Opéra de Nice) est l’une des premières compagnies françaises importantes qui soit remontée sur scène. Cette compagnie de base classique est dirigée avec succès depuis 2009 par Éric Vu-An, l’un des danseurs français les plus connus de sa génération. Après quelques spectacles en plein air vers la fin de l’été, la compagnie est retournée en octobre dans son beau théâtre, construit en 1885 par l’architecte François Aune (né dans le Nice italien, il fut ensuite l’élève en France de Gustave Eiffel et apprécié par Charles Garnier, le bâtisseur de l’Opéra de Paris).
Ce programme de rentrée s’ouvrait par Cantate 51, une pièce d’un jeune Béjart, étonnamment académique, construite sur la musique de Bach avec une ampleur solennelle. Théodore Nelson dansait le rôle principal, créé pour Paolo Bortoluzzi en 1966.
Alba Cazorla et Alessio Passaquindici ont donné du sens au duo Belong du chorégraphe Norbert Vesak, et toute la compagnie, Veronica Colombo, Elio Clavel et Luis Valle en tête, a clôturé la soirée avec le brillant Ballet de Faust (Gounod) chorégraphié par Eric Vu-An. Un ballet sulfureux et bien à-propos!
Au moment où nous écrivions, la reprise de Don Quichotte, dans la version de Vu-An, resteait annoncée pour la fin d’année.
Alfio Agostini
Le Ballet de Stuttgart et sa “Response”
On peut dire que le Ballet de Stuttgart est la compagnie la plus importante d’Allemagne, un prestige qui n’est pas vraiment dû à son histoire ancienne mais au travail artistique du chorégraphe anglais John Cranko, de 1961 jusqu’à sa mort inopinée en 1973. Ses œuvres forment aujourd’hui encore le cœur du répertoire chorégraphique de la compagnie de Stuttgart, qui a sans cesse été enrichi par les créations des chorégraphes modernes majeurs, dont certains ont été ‘découverts’ précisément ici. La qualité, le cosmopolitisme, le dévouement et la fierté d’appartenance de ses danseurs sont devenus une légende vivante du ballet de notre époque.
Les mesures contre la pandémie, peut-être plus mesurées en Allemagne qu’ailleurs, n’ont toutefois pas épargné la compagnie de Stuttgart et son public. On ne citera pas ici la liste des spectacles – toujours très nombreux dans la riche programmation – qui ont été annulés depuis le mois de mars, mais on se consolera (pour l’instant) en observant la vivante reprise des activités sur scène, depuis la mi-octobre et en novembre: deux séries de “Soirées d’extraits du répertoire” intitulées Response I et Response II, composées de courtes pièces pour des danseurs peu nombreux, tirées de chorégraphies de Fokine, John Cranko, Kenneth MacMillan, Hans van Manen ou Marcia Haydée mais surtout – car le Ballet de Stuttgart a la création pour vocation – de jeunes chorégraphes émergents nommés Louis Stiens, Alessandro Giaquinto, Aurora de Mori, Roman Novitzky, Fabio Adorisio, Vittoria Girelli, Agnes Su ou Shaker Heller.
Jusqu’au 31 décembre, au programme plusieurs soirées d’un spectacle intitulé «Angels and Demons» composé de Falling Angels et de Petite Mort de Jíri Kilián, Le Jeune homme et la Mort de Roland Petit et Boléro de Maurice Béjart ont été annulées et remplacées par une soirée en livestreaming. Puis, à la mi-janvier, la reprise du programme Response I et de Kameliendame (La Dame aux camélias) de John Neumeier, qui créa précisément à Stuttgart en 1978 ce ballet voué à un grand succès.
A.A.
BALLET2000 n° 285 - dicembre 2020