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La Merce Cunningham Dance Company s’est produite pour la dernière fois, lors d’un grand "Event" à New York en décembre dernier. Et l’œuvre d’un génie de la danse moderne et contemporaine risque de disparaître, par disposition testamentaire de son auteur qui considérait chacune de ses pièces comme un acte de création unique. Mais le "Cunningham Trust" ne veut pas mourir et les droits de quelques pièces du "répertoire" seront donnés à d’autres compagnies
Quand je demandai à Merce Cunningham s’il voulait que ses pièces soient encore représentées dans cent ans, il se mit à rire et me dit: "Non, parce que dans l’avenir on dansera d’une façon complètement différente". Et ainsi la Merce Cunningham Dance Company a-t-elle cessé ses activités fin décembre après six spectacles au cours de trois jours à New York. Mais cela n’écrit pas le mot fin, comme l’a précisé le Merce Cunningham Trust – une organisation qui s’est formée en 2003 –, en annonçant ses projets pour l’avenir.
De toute manière, cette dernière apparition de la compagnie, tout comme celle de la précédente saison à la Brooklyn Academy of Music (qui comprenait aussi la reprise d’une pièce rare, Roaratorio) et le "Merce Fair", qui a retracé la carrière de Cunningham de manière un peu académique, cet été au Lincoln Center Festival, ont tous été un même et différent hommage de New York à l’un des ses plus grands artistes.
MerceCunningham Trust, Night of 100 Solos A Centennial Event, Asha Graciaand Sophie Martin, image credit Stephen Wright
Toutefois, aucun de ces hommages n’a été aussi émouvant que le premier: un spectacle en mémoire de Cunningham, passionné et vibrant, au cours duquel les jeunes danseurs de la compagnie et les anciens ex danseurs se sont produits ensemble peu de temps après la mort du chorégraphe, survenue à l’âge de 90 ans, le 26 juillet 2009. Ces premiers spectacles et les derniers en décembre (entrecoupés par une tournée internationale de deux ans) ont eu lieu dans un grand espace, une sorte de galerie, une ancienne salle pour l’entraînement des officiers dans la Park Avenue Armory, bâtiment militaire du XIXe siècle servant le plus souvent aujourd’hui pour des expositions ou des spectacles à grande échelle.
En 2009 ainsi qu’en décembre dernier les spectacles ont été conçus comme un Event, comme Cunningham appelait l’assemblage d’extraits de ses pièces (combinés parfois avec des segments nouveaux de chorégraphie) présentés dans des contextes autres que ceux habituels.
À l’Armory, ce collage de pièces a donné lieu a un "événement" (justement, Event) en grand. En 2009, les danseurs se sont produits à l’intérieur d’un espace multiple délimité au sol et le public se déplaçait aisément d’un espace à l’autre, en suivant parfois les danseurs eux-mêmes. En dépit de la mort de Cunningham qui était récente à cette époque, le ton était joyeux; on aurait dit en effet une célébration de la vie. À l’intérieur de ces trois cercles aménagés pour cette exhibition, l’Event a synthétisé l’essence de l’œuvre de Cunningham: un mélange de conceptualité et d’insouciance, de discipline et d’anarchie.
Robert Swinston, le vétéran de la compagnie et maintenant "Director of Choreography" du Merce Cunningham Trust, a su insérer magnifiquement les divers segments de la chorégraphie dans l’espace de l’Armory, pour les deux Events.
Mais en décembre, le ton était sobre et formel. Les danseurs ne se sont pas produits au sol mais sur trois plateformes surélevées. L’impact visuel était remarquable, même si deux des trois scènes étaient distantes de la vue du spectateur. Dans une partie de la salle, on avait accroché des flopées de petites boules blanches du plasticien Daniel Arsham. D’autres spectateurs ont assisté debout pendant presque une heure depuis les galeries en hauteur qui permettent de voir les trois scènes en même temps, mais la plupart du public était assis près d’une plateforme d’où l’on pouvait difficilement voir les trois à la fois. Il n’a donc pas été simple de saisir le rapport chorégraphique entre les trois niveaux du spectacle, même s’il était évident que les danseurs passaient d’une scène à l’autre et que les groupes sur l’une contrastaient avec les solos de l’autre.
Swinston a ainsi créé un exercice typiquement cunninghamien de perception et de simultanéité, magnifiquement mis en valeur par les joueurs de trombone et trompette placés en haut tout autour de la salle; en bas, sur un côté, des instruments électroniques et conventionnels jouaient les partitions des compositeurs qui travaillèrent longtemps avec Cunningham: Takehisa Kosugi, David Behrman, John King et Christian Wolff.
Mais à la différence de celui de 2009, ce dernier Event nous a paru moins original et moins audacieux et plus attentif à reproduire une certaine "formule". Plusieurs concepts que l’on associe à l’œuvre de Cunningham ont été illustrés: son inclination pour ce qui n’est pas linéaire, sa recherche du multiple et de la ductilité, la composante a-logique et surprenante (due souvent à des processus aléatoires). Appelés par le grand battage publicitaire qui a annoncé la dernière apparition de la compagnie, les spectateurs qui ne connaissaient pas Cunningham sont restés ébahis, tout comme le public d’il y a cinquante ans.
Même s’il n’a pas voulu que sa compagnie continue d’exister, Cunningham ne s’est toutefois pas opposé à ce que ses pièces soient dansées par d’autres compagnies et par des élèves qui ne se soient pas formés dans son école. L’école de Cunningham sera fermée mais le Trust continuera d’organiser des classes de technique Cunningham et des ateliers. Il enverra les danseurs de Cunningham remonter ses pièces dans les départements de danse des universités américaines et dans d’autres compagnies. Et beaucoup sont déjà intéressés. Benjamin Millepied a déjà demandé une pièce de Cunningham pour sa future compagnie à Los Angeles. Mais quel en sera le résultat sur scène?
Cunningham a été imité par les jeunes chorégraphes pendant des années (surtout en France). Mais maintenant ce n’est plus le cas et personne ne tire plus au sort pour décider vers quelle direction bouger.
Mais au-delà de sa méthode, Cunningham nous a appris à regarder la danse d’une manière nouvelle. Vers la fin, il a travaillé dans un splendide isolement, fidèle à lui-même. On peut préserver son répertoire mais pas l’unicité de sa créativité.
Anna Kisselgoff
(BALLET2000 n°227 Février 2012)