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Le Cygne des Lacs

Le "Lac des cygnes" est le ballet le plus énigmatique du grand répertoire. Ou du moins, tel ont voulu le voir les nombreux chorégraphes qui, jusqu’à présent, y ont mis la main pour en "révéler" le sens caché; parfois ne réinventant que le cadre et le livret tout en conservant la substance chorégraphique de Petipa et Ivanov; parfois en créant un ballet complètement nouveau. C’est ce qu’ont fait, entre autres, Mats Ek ou, avec un succès imprévisible, Matthew Bourne.

On ne peut parler sérieusement, aujourd’hui, des ballets du répertoire classique, sans se trouver dans l’obligation de libérer le terrain des erreurs – je dirais théoriques, si ce n’était pas trop dire – et des sottises répandues par les critiquesses contemporaines. Race obtuse devant les valeurs propres de la danse, elles voient un ballet comme les vaches regardent passer un train: ne sachant ni ce que c’est ni à ce à quoi ça sert, elles pensent (je parle des vaches et du train) – qui sait – que c’est un truc à faire du bruit. Et c’est de cela qu’elles discutent, peut-être, lors de leurs séances bovines.

De même, les critiquesses, ne voyant pas dans un ballet ce qui compte, la danse – ou, ne la comprenant pas, elle leur semble trop peu de chose – y cherchent autre chose: la trame littéraire, la "dramaturgie" (comme elles aiment à dire), la musique au besoin (mais c’est une erreur d’autrefois, lorsque c’étaient les critiques musicaux qui écrivaient sur la danse; les critiquesses ne tombent pas dans ce travers n’étant pas distraites par une culture musicale qu’elles ne possèdent pas); ou encore les décors et les costumes, peut-être les qualités physiques ou expressives des danseurs. La danse, si jamais elles daignent y faire allusion, reste pour elles un accessoire.

C’est ici que j’en arrive finalement à mon propos qui est Le Lac des cygnes et la confusion avec laquelle on parle et on écrit autour de ses nombreuses "versions", classiques ou contemporaines. Si on n’a pas clairement en tête qu’un ballet est une oeuvre qui "consiste" en danse, comme un opéra consiste en musique et en chant, on pourra croire que le Lac de Petipa/Ivanov, le Lac de Neumeier et le Lac de Mats Ek sont différentes versions du même ballet; ou, à la limite, que celui de Ek est une "relecture" de celui de Petipa. Des bêtises qui ne peuvent circuler que dans le milieu intellectuellement sous-développé de la critique de danse. Pas même le plus naïf des mélomanes ne parlerait, que sais-je moi, de la Manon Lescaut de Puccini comme si c’était une "relecture" de la Manon de Massenet; il est clair, en effet, pour tout le monde que, si ce qui compte dans un opéra c’est la musique et si la musique est différente, il s’agit de deux oeuvres différentes, qui vaudront différemment selon leurs différentes valeurs musicales. Que dans un ballet ce qui compte c’est la chorégraphie et non l’argument, est un concept élémentaire mais qui est encore loin d’être entendu et sous-entendu.

Et si Le Lac des cygnes en tant qu’oeuvre d’art est sa chorégraphie, c’est-à-dire sa danse, il est clair qu’une autre chorégraphie (quand bien même elle aurait le même titre, la même musique, voire le même sujet narratif ou très semblable) sera un autre ballet, c’est-à-dire une création différente et autonome. Les critiquesses qui par parti pris défendent ce qu’elles appellent "relectures des classiques" faites par leurs chorégraphes bien-aimés (comme si le Lac de Petipa et Ivanov n’était pas suffisamment beau et qu’il faille le refaire) sont tout aussi ignorantes et sottes que les puristes qui se scandalisent si Matthew Bourne emprunte le titre et la musique et modifie le sujet pour créer une chorégraphie entièrement moderne et entièrement à lui (comme si par là il voulait ou il pouvait gâcher ladite classique, ou comme si qui sait quel péché de désacralisation l’empêchait de faire un beau ballet).

Bref, il existe des ballets différents, de différents auteurs et de différentes époques qui s’intitulent Le Lac des cygnes sur la musique de Tchaïkovsky et sur des sujets qui dérivent, de diverses façons, du livret du XIXe siècle. Naturellement il en va de même pour tous les autres ballets du répertoire; nous parlons ici du Lac parce que son sujet mystérieux et symbolique s’est prêté plus souvent et mieux que d’autres à stimuler l’imagination des chorégraphes.

Donc, nous appuyant sur ces critères, d’ailleurs très élémentaires, que nous venons de définir, nous pouvons mettre de l’ordre dans ces différents Lac sur la scène actuelle de la danse en les partageant en trois catégories, qui répondent à trois intentions et trois actions chorégraphiques fort différentes entre elles.

La première et la plus évidente concerne les reproductions du Lac des cygnes classique. Le chef-d’oeuvre de référence est celui de Marius Petipa et Lev Ivanov de 1895, et non parce qu’il est historiquement le premier. De fait, il ne l’est pas, le premier sur la musique de Tchaïkovsky datant de 1877 et créé à Moscou par un certain Julius Reisinger: une chorégraphie probablement médiocre qui en décréta l’insuccès (ce qui confirme notre critère: un ballet est sa chorégraphie et c’est d’elle que dépend sa valeur). Une seconde production signée par Joseph Hansen en 1880 n’eut pas un meilleur sort. Il fallut attendre la chorégraphie de Petipa et Ivanov à Saint-Pétersbourg pour consacrer le Lac qui débutait sa longue carrière de classique du répertoire. Carrière de base russe mais compliquée, qu’il n’y a pas lieu de reparcourir ici. La danse ne s’écrit pas (ou ne s’écrivait pas, sinon rarement et vaguement) et la chorégraphie d’un ballet du XIXe siècle arrive jusqu’à nous à travers une série – souvent interrompue – de reprises, de reproductions, d’adaptations du goût, d’innovations techniques, à travers des générations de répétiteurs et d’interprètes, parfois mus par des intentions de fidélité et parfois non; au point qu’on peut parler de "chef-d’oeuvre par accumulation". On peut donc dire que la chorégraphie du Lac que nous voyons aujourd’hui est "de Petipa et Ivanov et de leurs reconstructeurs tout au long d’un siècle".

Aussi, les différences de qualité entre les nombreuses productions du Lac des cygnes que nous pouvons voir actuellement dépendent de la compétence, de la culture chorégraphique, du goût stylistique des chorégraphes/répétiteurs qui les ont réalisées. Parmi les plus dignes de foi, avant toutes les autres bien évidemment, il y a celle du Kirov Ballet, la compagnie du Mariynsky de Saint-Pétersbourg où ce ballet est né et où la tradition du répertoire de Petipa a été le mieux conservée et avec la plus grande continuité (sans parler de la qualité des danseurs). Le Lac du Royal Ballet de Londres, lointain descendant de la première mise en scène fondamentale en Europe de Nicholas Sergueïev en 1934, possède, lui aussi, ses titres d’authenticité. A l’Opéra de Paris, la version la plus familière est celle de Vladimir Bourmeister, représentée une multitude de fois de 1960 à nos jours (et ailleurs dans le monde), qui n’est plus convaincante, toutefois, sur tous les points. A la Scala de Milan, pendant de nombreuses années, c’est la version de John Field, de racines russo-anglaises, qu’on a dansée. Outre-Atlantique, l’American Ballet Theatre a toujours eu un Lac de bonne tradition, qui vient d’être retouché seulement maintenant par le directeur actuel Kevin McKenzie. Alicia Alonso a produit (et dansé) pour son Ballet de Cuba un Lac des cygnes remarquable. Et j’interromps là ce qui serait un véritable tour du monde.

Une deuxième catégorie est formé par les remaniements ou réélaborations du Lac des cygnes classique, maintenant la base chorégraphique, tout entière ou en partie, que nous appellerons "traditionnelle" suivant le sens que nous avons éclairci ci-dessus. L’intervention du chorégraphe modifie donc généralement la narration, le cadre de l’argument, le caractère des personnages pour expliciter certains contenus symboliques ou psychologiques, ou pour en inventer de nouveaux; les nouveautés chorégraphiques concernent la pantomime et certaines danses secondaires, tandis que les moments célèbres (l’acte II des Cygnes, le pas de deux de l’acte III) sont essentiellement conservés.

C’est malheureusement dans ce genre d’opération que se lancent souvent les ex-danseurs privés de talent chorégraphique, à qui personne ne demanderait un ballet original mais qui, d’autre part, ne veulent pas se borner à reproduire un ballet classique. Ils inventent des variantes dans l’argument, situent le cadre à une époque ou dans un lieu différents, avec des décors et des costumes de fantaisie, barbouillent un peu la chorégraphie, refont quelques danses (en les empirant, vu l’improbabilité d’améliorer le chef-d’oeuvre original) et ont ainsi leur nom à l’affiche (et leur rémunération) en tant que chorégraphes auteurs.

Parmi la pléthore de Lac de ce genre qui affligent la scène de la danse, le plus bourbeux que j’aie jamais vu est celui de Youri Vámos au répertoire de l’Opéra de Düsseldorf – où cet excellent ex-danseur hongrois est directeur du ballet – et repris l’année dernière à l’Opéra de Nice. Du prologue, où le Prince enfant (et le public) voient la Reine mère et le Précepteur qui font l’amour sans demi-mesures, au dernier acte où ce Prince névrosé tue le Cygne – dont le cadavre tombe sur le plateau sous forme de gros volatile empaillé – il y a une telle série de sottises qu’on reste pétrifiés. Au début, on pense à une plaisanterie; mais quand on comprend qu’il n’en est rien, que le chorégraphe a des intentions tout à fait sérieuses et dramatiques, ltoute l’affaire devient alors d’un comique surréel.

En revanche, Le Lac des cygnes de Rudolf Noureev apparaît bien plus respectable; plusieurs fois réélaboré jusqu’à la version définitive, il a obtenu une grande fortune dans le monde entier; aujourd’hui il est encore au répertoire de l’Opéra de Paris ou à la Scala de Milan. Noureev revoit essentiellement le rôle du Prince et amplifie celui de Rothbart (qu’il dansait lui-même, les dernières années). Le spectacle est dans l’ensemble plus élégant et plus moderne; les apports purement chorégraphiques de Noureev sont comme toujours antimusicaux et malheureux, mais ils ne nuisent pas trop à la substance de ce ballet qu’il avait bien connu dans sa jeunesse au Kirov.

Le chef-d’oeuvre de ce genre est toutefois Illusionen: wie Schwanensee (littéralement "Illusions: comme le Lac des cygnes") de John Neumeier pour le Ballet de Hambourg. Il n’est à classer dans cette catégorie que parce qu’il garde la chorégraphie classique dans l’acte blanc, alors qu’il serait plus correct de le considérer comme un ballet original. Je renvoie au compte rendu, dans ce numéro, de sa récente représentation à Paris.

Le troisième groupe de notre subdivision – qui en pratique n’est pas si nettement définie mais qui théoriquement n’est pas du tout arbitraire – est formé des créations originales qui s’inspirent de l’ancien Lac des cygnes, en conservent la musique et le titre mais dont la chorégraphie est une oeuvre totalement nouvelle et personnelle de son auteur d’aujourd’hui. Donc, comme nous l’avons dit, du point de vue de la danse, il est tout à fait impropre de les considérer comme de nouvelles "versions" ou des "relectures" du même ballet: ce sont en effet de nouveaux ballets à tous égards.

Citons un Lac des cygnes créé au Festival d’Aix-en-Provence par le chorégraphe post-modern américain Andy De Groat en 1982 ou le récent de Bertrand D’At pour le Ballet du Rhin (v. Ballet 2000 n° 49) et arrêtons-nous sur les trois créations les plus importantes.

Le Lac de Mats Ek pour le Cullberg Ballet s’intitule en suédois, Swansjön. Bien qu’il ne soit pas considéré comme le chef-d’oeuvre de son auteur, c’est le plus fascinant et le plus personnel sur le plan purement chorégraphique, avec ce jeu extraordinaire de synthèse poétique entre la citation non littérale du classique et la création pure qui est une caractéristique incomparable de Mats Ek.

Depuis 1995, le Swan Lake de Matthew Bourne s’est imposé avec un succès inouï dans le monde entier; nous lui avons consacré notre couverture et en parlons dans ces pages.

Pour finir, Le Lac des cygnes et ses maléfices, de 1998 (v. Ballet 2000 n° 41) a décliné d’une autre façon l’idée des cygnes au masculin, dans la dimension chorégraphique classico-moderne de Roland Petit et surtout dans son imagination théâtrale où le drame est toujours teinté d’une ironie sensuelle.

Alfio Agostini

(BALLET2000 n° 51 – Mars/Avril 2000)

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