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William Forsythe, toujours libre et

par Sonia Schoonejans - Il demeure l’un des chorégraphes les plus importants de notre temps, tant du fait du succès de ses œuvres que de l’originalité de sa pensée chorégraphique. Depuis sa «retraite» dans le Vermont, William Forsythe continue à superviser ses œuvres partout dans le monde; il part plus rarement en voyage pour de nouvelles créations ou des re-créations.



Depuis qu’il a quitté l’Europe pour retourner s’établir aux États-Unis, dans le Vermont, un endroit qu’il aime par-dessus tout, et depuis qu’il n’a plus la charge d’une compagnie, grande ou petite, William Forsythe a retrouvé le goût de la liberté. Il créé comme il veut, quand il veut et pour qui il veut.
Chorégraphe indépendant, Forsythe est invité par le Ballet de l’Opéra de Paris, l’English National Ballet, le Semperoper Dresden, le San Francisco Ballet, le NYC Ballet et les plus grandes compagnies du monde. Cet automne, le Ballet de l’Opéra de Lyon proposait une «Carte blanche à William Forsythe» et c’est pour travailler avec les danseurs de l’English National Ballet qu’il est récemment venu à Londres.
Cette nouvelle vie nomade correspond à un changement dans sa perspective de créateur. Il s’agit aussi d’un retour à ses premières amours, le ballet qu’il connaît si bien et qu’il continue à explorer avec enthousiasme. Certes, il n’a jamais abandonné la danse classique, et son vocabulaire a toujours été académique. Il n’a cessé de le répéter : «L’alphabet du ballet est éternel, il faut juste l’utiliser». Il lui a cependant fallu, pendant un certain temps, participer à la modernité chorégraphique à sa façon, en déconstruisant ce qui l’avait formé. Il le fit de façon magistrale et pour notre plus grand intérêt en fragmentant la vision, le rythme, le discours et en déstructurant l’ensemble des codes du spectacle.
Artifact en 1983, Impressing The Czar en 1988, et The Loss of Small Detail en 1991 demeurent des chefs-d’œuvre de réflexion sur les origines du ballet, sur l’idée qui le travaille et sur ses modes de représentation. Auparavant, il avait déjà engagé, sur un mode ironique, une réflexion dialectique sur l’héritage de la danse classique dans la pièce France/Danse qui soumettait les références et les symboles de la civilisation occidentale à l’instabilité d’un tapis roulant.
En questionnant la danse d’école, il renversait d’un coup de chaussons les barrières entre tradition et innovation. Il n’était plus possible d’opposer le ballet au contemporain et de jeter le premier aux orties au nom du second. Il formulait sa préoccupation de l’époque ainsi: «Ce qui m’intéresse, c’est l’archéologie du mouvement, pas le mouvement lui-même. Le débris, la couche invisible, la prolifération autour. Déstabiliser, décentrer, c’est là-dessus que je travaille».
Aujourd’hui, ce questionnement prend d’autres chemins. Forsythe puise dans la tradition sans conceptualiser, sans se référer aux philosophes Jacques Derrida, Roland Barthes, Michel Foucault ou Ludwig Wittgenstein. La seule signification qu’il donne maintenant à sa danse consiste dans la phrase chorégraphique elle-même. Et si sa passion d’analyser chaque figure, chaque position du ballet, reste identique, c’est pour le plaisir de composer et recomposer cette figure de différentes façons, d’obtenir une multitude de pas à partir d’un minimum de matériel, sans autre but que de créer de la danse. C’est ce qu’il a exprimé dans plusieurs interviews récentes: «Je ne pense pas à ce que la danse exprime. Je pense uniquement au mouvement, même si je dédie une partie de mes réflexions au contexte dans lequel je place la danse».
C’est ce que montrent en effet les deux pièces du récent programme du Sadler’s Wells, Blake Works 1 et Playlist (EP), dans lesquelles Forsythe utilise les figures et les pas traditionnels du ballet mais sur une musique pop contemporaine. Et cela met soudain l’oreille dans l’œil tant il donne l’impression que c’est le corps qui chante.
À voir ses récentes créations, on ne peut qu’être émerveillé par la fraîcheur de son inspiration, par sa profonde connaissance de la mécanique du corps classique, par de nouvelles combinaisons de pas et par le climat de généreux partage qu’il instaure.
Les danseurs le ressentent aussi qui se découvrent des possibilités restées cachées avant que Forsythe ne leur en ait indiqué le chemin. Ils dansent avec une virtuosité qui semble être une fête. L’off-balance qui provoquent des déséquilibres insensés, les étirements extrêmes, la rapidité des changements de direction et les pirouettes à une vitesse insensée, bref tout ce qu’exige le style de Forsythe, devient pur plaisir grâce aussi au rapport très attentif et généreux de Forsythe avec ses danseurs. Cette joie de danser du classique que Forsythe partage avec ses danseurs, il veut aussi la communiquer au public et rapprocher celui-ci du ballet. Il a déclaré récemment: I want people to look forward to ballet, not endure it» (Je souhaiterais que les gens veuillent voir de la danse, et non qu’ils la subissent). Ce n’est pas gagné. En tout cas, s’il fallait imaginer un successeur contemporain à George Balanchine, ce serait sans aucun doute William Forsythe.
Après avoir vécu à New York, à Stuttgart, à Francfort, à Dresde et voyagé lors d’innombrables tournées, Forsythe, en ayant trouvé un havre, se sent enfin des racines: «Je ne suis jamais resté dans un endroit aussi longtemps et je suis heureux de ne plus être tout le temps en voyage!».
De cette demeure acheté dans les années 90 dans le Vermont «Un des plus beaux endroits que je connaisse» et où il vit avec son épouse actuelle, l’ex-danseuse Dana Caspersen, il peut suivre la carrière de ses ballets phares qui continuent à être dansés partout dans le monde, comme par exemple le désormais célèbre In The Middle Somewhat Elevated, la pièce créée pour le Ballet de l’Opéra de Paris quand Rudolf Noureev en était le directeur et qui avait donné l’occasion aux très jeunes pousses d’alors – Sylvie Guillem, Manuel Legris et Laurent Hilaire entre autres – de démarrer leur carrière d’étoiles.
S.S.


Soirée à Londres
Blake Works I – chor., déc. et cost. William Forsythe, mus. James Blake; Playlist (EP) – chor. et déc. William Forsythe, mus. variées; English National Ballet
Londres, Sadler’s Wells Theatre,
Il y a la danse et il y a le contexte dans lequel elle évolue. Comment l’un a-t-il de l’influence sur l’autre? William Forsythe s’intéresse à tout ce qui entoure la danse et qui peut lui donner une couleur différente, que ce soit par les éclairages qui subliment le corps, par les costumes, par les décors ou par la musique.
Dans le récent spectacle, The Forsythe Evening, interprété par l’English National Ballet au Sadler’s Wells de Londres, le chorégraphe américain – comme nous l’avons dit plus haut –  mélange le vocabulaire classique le plus authentique à un accompagnement musical pop, pour un résultat brillant. Le spectacle se déclinait en deux parties, d’abord, la reprise d’une pièce créée pour le Ballet de l’Opéra de Paris en 2016 sur la musique du chanteur compositeur James Blake tirée de son album The Colour in Anything et ensuite une partie intitulée Playlist (EP) sur des titres disco de chanteurs ou de groupes comme Natalie Cole ou Lion Babe.
Playlist (EP) est une nouvelle version qui reprend les chorégraphies créées en 2018 pour les danseurs de l’ENB, auxquelles Forsythe a ajouté de nouvelles créations, pour les danseuses principalement. La musique semble faite expressément pour ce délire de pirouettes, de changements de direction, de tournoiements, de virevoltes et de petite batterie rapide réservés aux filles tandis que les garçons, défiant la gravité, traversent la scène en éclairs successifs.
Les danses de groupe sont remarquables, souvent en se servant des contretemps musicaux et, dans leur dynamique plein d’allant, rappellent parfois Twyla Tharp ou Jérôme Robbins. Quelques duos viennent rendre grâce à la délicatesse de la fille et à la vigueur du garçon avec des étirements qui semblent ne jamais devoir finir. Toute la danse est à la fois subtile et puissante et exige aussi beaucoup de résistance.
Entre l’interprétation de Blake Works lors de la création et celle des danseurs de l’English National Ballet, les différences sont notoires. À l’élégance des danseurs de l’Opéra de Paris, succède une vigueur athlétique et une façon heureuse de «jeter son corps dans la bataille». Les filles, quant à elles, ont des attaques de pointe qui dynamisent l’ensemble. Jamais on n’avait vu un ballet ressembler autant à une fête. Mais c’était le désir de Forsythe qui précise: «Il faut se rappeler qu’à l’origine, le ballet était lié aux fêtes, aux célébrations. Je voulais faire une célébration de notre temps».

Sonia Schoonejans - BALLET2000 n° 290 - juin 2022