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Le film Les Chaussons rouges est trop célèbre pour oser l’aborder et en faire un ballet. En fait, il s’agirait d’une opération velléitaire si l’auteur de l’entreprise n’était autre que Matthew Bourne qui a largement démontré son savoir-faire en tant qu’excellent «remaker».
Matthew Bourne, à sa façon, est un «choréo-conteur». En fait, il faut inventer un mot exprès pour ce chorégraphe et metteur en scène britannique, âgé de 57 ans, qui a fait ses études de danse au Laban Center de Londres où il s’est diplômé tard, à l’âge de 25 ans, mais qui n’a pas suivi la voie rebattue de la danse contemporaine anglo-américaine abstraite. Il préfère les grandes histoires, passionné comme il se dit lui-même de cinéma, de ballet classique et des shows du West End londoniens, pour lesquels il a aussi collaboré – voir Children of Heaven («Les Enfants du ciel») et Oliver!.
En 1987, Bourne a fondé sa compagnie, «Adventures In Motion Pictures» (maintenant: New Adventures), avec laquelle il a fait sensation en 1995, pour un Swan Lake («Le Lac des cygnes») au masculin qui fait allusion à la famille royale anglaise. Pas de tutus, mais des caleçons longs à plumes, et, au cœur du livret, une histoire d’amour impossible entre un Prince solitaire et le cygne dominant de la bande de Hyde Park qui allie «romance» et humour. Avec ce «ballet», Bourne remporte le «Tony Award for Best Choreography and for Best Direction of a Musical». Une scène mémorable de ce Swan Lake clôture le film Billy Elliot, quand le garçon rebelle et déterminé, qui préfère la danse à la boxe et qui défie les préjugés de sa famille et de la société, triomphe au Covent Garden devant les yeux émus de son père, un mineur qui lutte pour la sauvegarde de son emploi.
Avant ce Lac des cygnes explosif, au succès mondial, avec ses personnages inspirés de la Reine Mère et de Charles d’Angleterre, Matthew Bourne «le balletophile» avait déjà récréé un Nutcracker! («Casse-Noisette!») situé dans un orphelinat sombre, digne de Dickens, avec sa directrice très méchante. Mais dans le Royaume des Délices pop rock, couleur caramel, trône un gâteau géant et la scène de la neige rappelle Les Patineurs de Frederick Ashton.
À mentionner aussi sa Sylphide toxicomane et alcoolique, une «bad girl» perdue et séductrice qui meurt dans une décharge de voitures au lieu d’une forêt. Highland Fling de 1994 tire son titre des terres d’Écosse et d’une danse folklorique, mais fait également allusion aux flirts du samedi soir. Cette fille irrésistible, aux yeux maquillés de noir comme dans le cinéma muet, rend fou d’amour un plombier de Glasgow, James, qui, cisailles de jardinier à la main, coupe les ailes de sa copine trop aventureuse et indépendante.
La Cinderella («Cendrillon») que Bourne a recréée en 1997 a été une autre étape dans la réécriture des grands ballets, dans ce cas un titre du XXème siècle. Les protagonistes sont un aviateur de la Royal Air Force et une infirmière de la Croix Rouge pendant la seconde guerre mondiale à l’époque des bombardements à Londres.
Les thèmes éternels des histoires, comme on le sait, peuvent être situés à toutes les époques et dans tous les lieux du monde. Il suffit de savoir le faire, avec intelligence, et non pas de manière mécanique et servile.
Dans cette nouvelle Cinderella, la jeune fille, plutôt laide, victime de harcèlement dans une famille loufoque et méchante digne des Addams, finit par se métamorphoser en Lana Turner/Ginger Rogers, et son pilote en une sorte de David Niven/Fred Astaire, alors que la Fée, en lamé argenté, amène Cendrillon à la fête dans un side-car, et l’incontournable marâtre-dragon, ivrogne et tombeuse de jeunes hommes, ressemble à Joan Crawford «la méchante».
Cette dernière est un type de femme dominante et malheureuse que l’on retrouve aussi, selon Bourne, dans son Swan Lake (la Reine Mère) ou dans son Dorian Gray, une pièce de 2008, très sensuelle et sans scrupules, tirée d’Oscar Wilde: la protagoniste est en fait une manager dénicheuse de talents qui fait penser à la femme-boss arrogante et perverse d’un film à succès comme Le Diable s’habille en Prada.
En 2000, la Carmen de Bizet est devenue, pour notre spirituel Matthew, un Car Man beau et maudit, c’est-à-dire un garagiste gigolo en jean et débardeur dont tout le monde tombe amoureux, hommes et femmes, tout comme le cygne de Swan Lake (à l’origine Adam Cooper du Royal Ballet). Le tout dans un climat American Graffiti.
Ensuite, en 2012, Bourne a abordé Sleeping Beauty («La Belle au bois dormant») qui a complété sa trilogie alternative des chefs-d’œuvre de Tchaïkovsky.
L’atmosphère ici est en style «dark», gothique et victorien, avec la méchante Fée carabosse responsable du sort qui accompagne la naissance de la Princesse Aurora, avec les Fées bienveillantes qui s’appellent ici Feral et Tantrum et le Comte Lilac comme chef des Fées, au lieu de l’habituelle et gentille Fée Lilas. Il va sans dire que la jeune fille grandit rebelle et mal élevée et, une fois âgée de 16 ans, s’intéresse au beau garde-chasse Leo mais aussi au fils vampirique de Carabosse. Après cent ans de sommeil, comme dans la version traditionnelle (mais ici l’on survit comme des vampires), on assiste à l’incontournable final heureux avec ses noces et la maternité d’une petite vampire…
Le dernier défi de Matthew Bourne a été un film-culte comme The Red Shoes. D’un autre film à très grand succès comme l’imaginatif Edward Scissorhands («Edward aux mains d’argent») du visionnaire Tim Burton (1990), Bourne avait tiré une version scénique tout aussi heureuse en 2005, conçue avec un côté spécial, année 1950, et riche en poésie onirique.
Bourne sait utiliser les armes d’une culture touche-à-tout et au goût pétillant et, à sa façon, raffiné, avec la contribution importante d’un connaisseur de la mode de toutes les époques, comme l’est son fidèle décorateur et costumier Lez Botherston, pour «mettre en scène le cinéma live», surtout celui des comédies musicales dont il raffole.
Ses danseurs-acteurs sont formidables avec la force expressive de leurs corps et de leurs visages (visages de gros plan cinématographique); ce sont des artistes aux talents multiples prêts à incarner sur scène les mythes du cinéma classique.
Chaque création de Bourne, résultat de sa dextérité en tant que conteur d’histoires, retient l’attention de tout public, peu importe qu’il connaisse les codes et les répertoires du ballet. Matthew est sans aucun doute un «post-balltetomane» exemplaire; il obtient partout l’appréciation des spectateurs qui reconnaissent à juste titre dans son nom une marque de spectacle de haut niveau et d’excellente qualité.
Elisa Guzzo Vaccarino
Matthew aussi les fait rouges
The Red Shoes – chor. Matthew Bourne, mus. Bernard Herrmann – compagnie New Adventures
Londres, Sadler’s Wells Theatre
Ce The Red Shoes («Les Chaussons rouges»), présenté à Londres en décembre dernier, est le résultat de trente ans de créations de Matthew Bourne. Inspiré directement du film-culte de 1948 de Michael Powell et Emeric Pressburger, c’est un «ballet sur le ballet» mais aussi sur les conséquences que le pouvoir envahissant de l’art peut avoir sur la vie. C’est la création d’un chorégraphe dans sa maturité, capable de puiser dans le passé et dans le présent de son «outil de travail» pour créer quelque chose de nouveau. Et le succès a été énorme. Bourne, qui depuis trente ans déjà, délecte, fascine et défie le public, a créé un spectacle d’une durée de deux heures qui éblouit les yeux grâce aussi aux décors et aux costumes extravagants de Lez Brotherston et qui enchante l’oreille avec un pot-pourri réussi de musiques que Bernard Herrmann a composées pour les films de Hollywood.
La compagnie de Bourne, «New Adventures», est un groupe composé de danseurs-acteurs originaux et éclectiques que le chorégraphe a sélectionnés soigneusement au cours des années et qui conviennent tout particulièrement à son travail, qui va du registre léger et spirituel à celui sérieux, des danses de salon au music-hall et au ballet. Les arguments qu’il met en scène s’appuient sur leur capacité à raconter, depuis ses réinterprétations des classiques des ballets jusqu’à Edward Scissorhands («Edward aux mains d’argent») et à The Car Man (sa Carmen). Certains de ces artistes travaillent depuis longtemps avec Bourne et ils s’avèrent parfaits pour cette fusion de styles qui a désormais trouvé sa place parmi les genres du spectacle chorégraphique actuel.
Bourne est très populaire en Angleterre et les représentations de fin d’année de ses ballets au Sadler’s Wells Theatre de Londres font toujours salle comble, une tradition de Noël comparable à celle de Casse-Noisette.
The Red Shoes n’est pas seulement une déclaration d’amour au film mais aussi au monde enchanté et mythique des Ballets Russes et au glamour de la société entre les deux guerres. Bourne a gardé les noms du film pour le triangle amoureux composé de Boris Lermontov (personnage inspiré de Diaghilev), de la danseuse anglaise Victoria Page et du compositeur Julian Craster, ainsi que pour Ivan Boleslawsky, ici une parodie affectueuse de Robert Helpmann qui campait ce rôle dans le film. En plus, il a donné à tous les danseurs du «Lermontov Ballet» des noms qui évoquent les grandes étoiles du passé: Svetlana (Beriosova), Pamela (May), Anton (Dolin), Serge (Lifar)…
La chorégraphie est riche en références à l’histoire: l’évocation du Train Bleu et des Biches de Nijinska pour le tableau du «Ballon de Plage» à Monte-Carlo, le style Lifar pour le tableau du «Concerto Macabre» et celui à la Ashton pour les répétitions en salle. Bourne n’a pas peur d’étoffer son ballet d’autres ballets, en sorte que le public plonge pleinement dans ce monde: la première partie se termine sur une scène de 15 minutes de pure danse où l’on représente précisément le ballet qui apparaît dans le film The Red Shoes. Ainsi, le chorégraphe crée-t-il sa manière personnelle de raconter avec la danse, cette fois, vu le contexte, beaucoup plus proche du ballet que de ce qu’il avait fait auparavant; c’est le cas du pas de deux de The Red Shoes, mais l’usage des pointes est fréquent.
Bourne se rapproche peut-être plus que d’autres chorégraphes des spectacles du West End londonien et de Broadway, mais ses références culturelles et les formes de danse sur lesquelles il s’appuie pour raconter ses histoires sont tellement multiples qu’on ne peut pas le définir comme un chorégraphe appartenant à ce genre.
Les décors de Brotherston sont impressionnants et parfaitement fonctionnels pour le spectacle: une grande arche qui tombe des cintres, tournante et mobile, permet de rapides changements de scène: on passe de la chambre d’hôtel de Julian et Victoria au salon de Lermontov, du Covent Garden au bord de la mer à Monte-Carlo.
Le récit avance à grande allure; on assiste à l’attirance que Victoria et Julian éprouvent l’un pour l’autre pendant les répétitions du ballet, mais tout est un peu trop rapide à la fin quand la mort de Victoria arrive de manière complètement inattendue. Ce que toutefois Bourne sait très bien faire, c’est de donner du caractère, à ses personnages ainsi qu’à la chorégraphie: il n’a jamais concocté de danses inexpressives et anonymes pour le corps de ballet, tous ces ensembles sont peuplés de vrais personnages. De surcroît, il ne résiste pas à des petits ‘numéros’ qui amusent par leur excentricité: une «Sand Dance» (danse du sable) égyptienne, typique du music-hall anglais, fait son apparition uniquement parce qu’elle divertit.
Ces qualités, entre autres, expliquent le succès de Bourne et la popularité de ses pièces; tout en utilisant un large éventail de références, il a créé sa marque à lui de spectacle, chorégraphiquement fluide, parfaitement placé dans le temps et dans l’espace.
Gerald Dowler
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