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par Leonetta Bentivoglio - Que reste-t-il vraiment de Pina Bausch (80 ans après sa naissance et 10 ans après sa mort)? Son legs est important et nombreux sont les titres qui continuent d’être représentés par «son» Tanztheater Wuppertal ou par des compagnies internationales et que remontent ses anciens interprètes. Le rôle révolutionnaire qu’a joué cette chorégraphe est indéniable. Elle appartient à la «famille» des rares créateurs formidables qui ont su réinventer la scène de la dernière partie du XXe siècle
L’anniversaire des dix ans de la disparition de la chorégraphe allemande Pina Bausch a été célébré l’année dernière. Elle décéda en effet le 30 juin 2019 dans la ville de Wuppertal, en Allemagne, où elle travaillait depuis les années soixante-dix (elle est née à Solingen en 1940).
Un grand nombre de ses spectacles sont encore présents et vivants, repris, sans cesse et avec succès, dans les théâtres du monde entier, par la compagnie Tanztheater Wuppertal, aujourd’hui dirigée par Bettina Wagner-Bergelt. L’effectif actuel du Tanztheater réunit les interprètes âgés et de nouveaux danseurs, c’est-à-dire les nombreux jeunes qui ont intégré la troupe pendant la dernière décennie et qui évidemment n’ont pas pu travailler directement avec la fondatrice. Mais l’énergie et la valeur de son œuvre sont telles que le vaste répertoire Bausch s’avère solide, puissant et transmissible d’une génération à l’autre.
Même si, en douceur, la politique du Tanztheater Wuppertal est d’accueillir des chorégraphes qui règlent des créations inédites pour la troupe, pour que celle-ci ne soit pas qu’un musée de l’œuvre de Bausch. On l’a vu avec l’accueil réservé à l’excellent artiste grec Dimitris Papaionannou, qui en 2018 a réalisé pour la compagnie de Wuppertal le spectacle Since She. Entre-temps, la Fondation Bausch, dirigée par Salomon Bausch, fils de Pina, a commencé à mener une gestion assez généreuse des droits des titres «bauschiens»; ils ont été cédés à de grandes compagnies internationales qui s’aventurent dans la reprise de pièces constituant le patrimoine historique de la chorégraphe. Et cela grâce à la collaboration des membres les plus âgés du Tanztheater Wuppertal (la version Bausch du Sacre du printemps, par exemple, voyage depuis quelque temps dans plusieurs compagnies, de celle de l’Opéra de Paris à l’English National Ballet).
Il est difficile de parler de ce qui nous reste en priorité de Bausch, car son héritage culturel est immense. Il est difficile d’expliquer ce que signifie son souvenir et ce qu’elle a représenté. Pour le faire, il faut rappeler le rôle révolutionnaire qu’a joué cette auteure dans le théâtre et dans la danse avant et après l’an 2000. Tous ceux qui aiment les formes contemporaines de l’art vivant savent que Pina appartient incontestablement, et au premier plan, à la «famille» des formidables créateurs de la dernière partie du XXe siècle. On pense, entre autres, à Robert Wilson, metteur en scène encore très actif, et à l’inoubliable génie Merce Cunningham, disparu lui aussi en 2009: un créateur abstrait diamétralement opposé à l’univers concret de genre expressionniste qui caractérise la danse-théâtre «bauschienne». Mais certaines révolutions ont eu lieu au-delà des différences des langages: le panorama est diversifié et la qualité n’a rien à voir avec les domaines d’appartenance. Ce n’est pas un hasard si Bausch et Cunningham, l’une aux antipodes de l’autre, se respectaient et s’admiraient réciproquement.
Pina l’interdisciplinaire, qui a «plongé» la danse, avec une fougue sans précédent, dans le domaine du théâtre, s’est distinguée pour sa griffe qui, en dehors de la chorégraphie, a profondément influencé le développement de tous les arts. C’est l’un des aspects les plus évidents de son héritage. Elle n’a pas exercé son influence que sur les codes chorégraphiques (par exemple, elle a permis aux gestes d’entrer dans la danse) mais son œuvre a touché de manière déterminante aussi au théâtre tout court, de plusieurs points de vue: emploi décentré et asymétrique de l’espace scénique et centralité du corps expressif.
Ces dernières années, l’art «total» de Pina a touché aussi les mises en scène d’opéras qui, pour les décors et l’ambiance, ont emprunté des suggestions à des spectacles signés par la grande dame du Tanztheater. Le domaine de la «performing art» et des arts visuels en général n’a pas été, lui non plus, épargné de l’influence de Bausch: son message a été, là aussi, intégré et réélaboré. Son imagination et sa curiosité, unies à un sens purement artistique, ou bien ludique et presque enfantin, qui lui permet de jouer avec la réalité qui nous entoure, ont dépassé le seul public de la danse et le Tanztheater Wuppertal a conquis un public nombreux et nouveau. La manière dont même le cinéma a célébré son œuvre (grâce à des réalisateurs tels que Fellini, Almodóvar et Wenders) peut nous donner la mesure de son rayonnement.
Selon le philosophe Gilles Deleuze, le corps n’est jamais déclinable au présent, car il garde en soi le passé et l’avenir, la fatigue et l’attente. Dans la danse-théâtre de Pina Bausch, on aperçoit ces décalages temporels: dans chacune de ses pièces, les corps des danseurs se confrontent à des émotions, des sentiments et des fragilités reconnaissables et échappent à la beauté objective. Chaque vie s’écoule dans un réseau de mouvements communs liés à notre quotidien, comparable à une cérémonie de gestes. Pina a traduit ces rituels coutumiers dans une écriture filtrée, distillée et recomposée par sa griffe de chorégraphe très musicale et imaginative. C’est ainsi que ses spectacles ne nous proposent, pas vraiment des corps en harmonie dansante et structurés selon les canons d’une beauté idéale, mais plutôt des personnes «vraies» et riches en humanité, prêtes à pleurer et à rire, à s’aimer et à s’agresser, à se retrouver pour se perdre à nouveau, ou à se défendre d’on ne sait trop quels ravages (face aux spectacles du Tanztheater Wuppertal, on a souvent l’impression que les interprètes bougent sur le bord d’un gouffre); ou encore à enchaîner des danses surprenantes, drôles, déchirantes et familiales comme des couches de notre inconscient.
Pendant plus de quarante ans de dévouement total à l’art (sa vocation était dévorante et absolue), Pina n’a pas créé que des spectacles mémorables, mais elle a su restituer une idée de la représentation, et de la vérité du corps sur scène, dans laquelle le sens de l’existence humaine pouvait être reconnu et raconté à l’infini. En effet, ses pièces racontent des histoires de solitude, de vieillesse, d’innocence, de perversion, d’enfance, d’exploitation de l’homme par d’autres hommes et de la femme par des hommes. Elles dénoncent les catastrophes environnementales, parlent des obstacles à la cohabitation et cherchent des moyens pour réduire les distances entre les individus. Tout cela a lieu dans des paysages dominés par la matière: herbe, eau, amas de feuilles, terre, sable, argile, briques fêlées, arbres secs, bois de cactus. Et ce qui a lieu dans ces ambiances reflète peurs, espoirs, nostalgies, désirs frustrés et anxiétés de conquête ou de domination des autres. Pina porte le regard des spectateurs vers des sentiments subjectifs, mais rendus objectif par le biais de sa poétique rigoureuse; elle façonne des pièces («Stücke») qui sont de solides constructions chorégraphiques. Jamais chaotique ou décomposée, leur structure est toujours exacte. Rien à voir avec les happenings et les improvisations, termes qui engendrent des malentendus et qui sont inacceptables si on les applique à la «dramaturgie chorégraphique» de Pina Bausch.
Élève du chorégraphe expressionniste Kurt Jooss à la Folkwang Hochschule d’Essen, Bausch commença à travailler à Wuppertal en 1973, après une période d’apprentissage à New York, où elle étudia et travailla avec des auteurs tels que José Limón, Paul Taylor et Antony Tudor. Jooss (qui lui apprit «l’honnêteté et la précision»: des mots de Bausch elle-même) la rappela en Allemagne pour l’inviter dans le Folkwang Tanzstudio, où elle présenta ses toutes premières chorégraphies. Puis elle prit la direction de la compagnie de ballet de Wuppertal: jusqu’à son arrivée, la troupe était utilisée pour les danses des opéras à l’affiche de l’Opéra de la ville. Au début, Pina Bausch mit en scène deux opéras dansés («Tanzoper») de Gluck, Iphigénie en Tauride, 1974, et Orphée et Eurydice, 1975, et, cette même année, elle régla sa célèbre lecture du Sacre du printemps de Stravinsky. Une nouvelle forme de danse expressive s’y révéla, ponctuée de crescendos à haute tension émotionnelle. Arrivèrent ensuite la soirée Brecht-Weill (Les Sept Péchés capitaux, 1976), le Blaubart basé sur l’opéra de Bartók Le Château de Barbe-Bleue (1977) et une relecture visionnaire de Macbeth de Shakespeare, créée en 1978 à Bochum sous le titre Er nimmt sie an Hand und führt sie in das Schloss, die anderen folgen («Il la prend par la main et la mène au château, les autres suivent»). Jusqu’à la fin des années soixante, enfin, Bausch travailla à partir de textes et musiques préexistants. Ensuite elle eut envie d’une recherche pure: elle était animée par l’intention de «parler de nous» sans la médiation d’une partition musicale ou d’un texte de théâtre. Ainsi les fresques «bauschiennes» se sont-elles multipliées, l’une après l’autre, au rythme de presque une création par an. Les chefs-d’œuvre demeurent 1980, Bandoneón, Walzer, Nelken, Two Cigarettes in the Dark, Viktor, Palermo Palermo, Der Fensterputzer, Masurca Fogo, gua, Ten Chi, Vollmond et bien d’autres. Son catalogue est fort riche, et la dernière pièce, une production intitulée, …como el musguito en la piedra, ay sí, sí, sí…, débuta le 12 juin 2009, à savoir seulement quelques jours avant son décès: elle fut active et féconde jusqu’aubout.
Leonetta Bentivoglio - BALLET2000 n° 284, février 2020