Articles de Ballet2000

Souvenir d’Irène Lidova

Si pour une fois j’afflige mes lecteurs par ces lignes en première personne, c’est parce que je suis sûr que l’affection et la tristesse qui les inspirent seront quelque peu partagées par ceux qui ont connu, au moins dans ses "rencontres" immanquables dans Ballet 2000, la personne extraordinaire qu’il me faut dorénavant évoquer.

Irène Lidova, critique et animatrice de danse, personnalité de référence pour tout un milieu et diverses générations, fut une collaboratrice spécialement fidèle et attachée à notre revue, et pour moi une amie et une référence absolue de toute mon activité jusqu’à présent dans le domaine de la danse.

Irina Kaminskaïa – Lidova après son mariage avec Serge Lido (nom francisé du russe Sergueï Lidoff) – était née à Moscou en 1907. Elle avait 95 ans (au moment de sa mort, en 2002), donc, et sa perte devrait avoir pour nous la sérénité d’un accomplissement naturel et d’une nature même très généreuse qui, plus que lui avoir octroyé une longue vie, lui a conservé et je voudrais dire accru jusqu’à la fin une intelligence de la vie et un amour tellement intense pour la vie (en cela peut-être, cette nature a été cruelle) qu’il est difficile de le croire pour qui ne l’a pas connue de près.

Il faudrait un espace tout autre que cette page, mais je dirai brièvement ce que j’ai su d’elle durant ces vingt-sept ans où je l’ai fréquentée, en personne à Paris ou en déplacement pour le monde du ballet, ou encore par la parole sur le fil quotidien du téléphone.

Petite fille, au moment de la révolution bolchévique, elle avait émigré quittant Saint-Pétersbourg pour Paris, quittant une Russie dévastée à travers un lac gelé de la Finlande, cachée dans un traîneau. Dans la capitale française où les attendaient des parents, sa famille s’installa dans un petit appartement tranquille, rue Chernoviz, où Irène a toujours habité, ensuite avec son mari et enfin seule.

Comme beaucoup de filles d’émigrés russes, elle prit des cours de danse classique dans les petits studios parisiens où enseignaient, pour survivre, quelques ex-ballerines impériales, parmi lesquelles la grande Olga Préobrajenska. Ce n’était qu’une élève amateur mais la passion pour la danse ne la quitta plus. Après des études d’art et de lettres, elle entra dans le journalisme en tant que rédactrice d’une revue d’actualité Vu. Là, elle réussit à enfiler ses premiers articles de danse, commençant ainsi à connaître les artistes. Serge Lifar, qui régnait sur le ballet à l’Opéra de Paris, en premier fut son idole ("j’ai été fan de beaucoup mais adoratrice d’un seul, Lifar", me dit-elle une fois) et ce fut ce premier battement symptômatique de ballettomanie qui est l’amour, dévoué et passionné, pour les danseurs (amour que non seulement elle reconnaissait mais qu’elle cultivait avec un certain mélange de lucidité et d’abandon). Elle fit la connaissance d’un compatriote étudiant en économie, ils se marièrent, elle lui transmis sa passion et le transforma en l’un des plus célèbres photographes de danse du siècle. Les vingt-cinq albums de photos, un par an, de Serge Lido avec les commentaires (et surtout les choix) d’Irène Lidova sont un témoignage extraordinaire de toute une époque du ballet.

Il y eut des années difficiles – la guerre, l’Occupation, l’immédiat après-guerre – mais elles furent vitales et créatives. Un jour, à l’Ecole de l’Opéra de Paris, Irène choisit pour l’objectif de Serge Lido trois jeunes: Roland Petit, Jean Babilée et Jean Guélis. Sa qualité primaire était un œil infaillible; au théâtre, même les dernières années, souffrante et avec la vue diminuée, elle notait immédiatement, au milieu de tout un corps de ballet, peut-être au dernier rang, un jeune talent; et l’enthousiasme de sa découverte illuminait la soirée.

Elle choisit pour Roland Petit une danseuse et chorégraphe enfant prodige, Janine Charrat, elle les emmena chez son ami Jean Cocteau, ils s’inventèrent une troupe de trois sous avec Jean Babilée, Ethery Pagava, puis René (Zizi) Jeanmaire et d’autres protégés d’Irène, et c’est ainsi que naquirent les premiers chefs-d’œuvre du ballet français du XXe siècle. Par la suite, elle collabora, entre autres, avec la fameuse et aventureuse compagnie du Marquis de Cuevas.

Elle était fidèle dans ses amours artistiques mais très tranchante dans ses jugements. Un jour, de nombreuses années après ces débuts pauvres et heureux, elle dit à Roland Petit à la fin d’un de ses spectacles: "Alors, Roland, quand est-ce que vous allez nous faire un vrai ballet?" Maintenant, je comprends ce qu’elle voulait dire; lui peut-être ne voulut pas le comprendre, il se vexa et ne lui parla plus jamais. Les artistes sont comme ça, tout le bien est un dû, un mot qui n’a pas plu devient une trahison irréparable. Irène le savait mieux que personne; elle continua à l’aimer et à dire et à écrire que Roland Petit était le plus grand talent qu’elle ait jamais rencontré.

Il y avait aussi, dans le milieu, des amis sûrs et, dans l’appartement de la rue Chernoviz, défilait régulièrement tout le monde de la danse, tandis que le téléphone était le remède quand son salon restait désert. Nina Vyroubova, Yvette Chauviré, Janine Charrat, Joseph Lazzini, Mario Porcile (directeur du Festival de Nervi, lieu enchanteur pour Lidova, où nous avons passé des étés mémorables), Paul Szilard, Lilavati et Bengt Häger, John Taras, Carla Fracci et Beppe Menegatti, le critique John Percival, le réalisateur Dominique Delouche étaient parmi les plus assidus, jusqu’aux derniers jours. Rudolf Noureev, lui aussi, au cours de ses premiers temps à Paris, était un invité régulier des dîners russes d’Irène; mais il l’oublia bien vite. Elle avait une passion toute spéciale pour le ballet russe et donc pour les artistes russes; c’était peut-être une façon de retrouver ses racines, au moins dans l’art qu’elle aimait, de se sentir russe, de parler sa langue. Elle était fière d’être un peu leur ambassadeur en Occident, surtout les années où les contacts étaient rares et difficiles. Elle devint l’amie de certains: de Maïa Plissetskaïa, des adorés Katia et Valodia (Maximova et Vassiliev), puis des plus jeunes Vladimir Derevianko et Vladimir Malakhov, une de ses découvertes.

Parmi ses amis les plus proches, elle s’était créé sa famille d’élection, surtout après la mort inattendue de son mari, en 1984, qui l’affecta terriblement. Il y avait avant tout Milorad Miskovitch, un autre de ses protégés des temps heureux, danseur admiré et ami de toujours, une sorte de fils, qui a reçu dans ce rôle les amis pour le service funèbre du 31 mai, dans l’église russe de la rue Daru. L’autre "fils", acquis un peu plus récemment, c’était moi. Et, de la dernière génération, Toni Candeloro, qui habitait dans la même maison lorsqu’il travaillait à Paris, formant avec elle, à toutes les sorties, un couple original; c’est bien connu, avec ses enfants on peut s’énerver, mais avec ses petits-enfants la complicité est inconditionnelle.

J’oubliais presque de parler, tant elle était connue, de son intelligence hors du commun; une intelligence non conventionnelle, cultivée mais intuitive, qui allait immédiatement au nœud des choses de l’art et de la vie, solidement soutenue par une mémoire formidable. A 90 ans, elle se souvenait de la distribution complète d’un spectacle vu un demi-siècle plus tôt, ou elle racontait en quelques traits précis la carrière et la personnalité d’un artiste qui était tombé dans l’oubli général. Cependant, sa mémoire n’était pas la mémoire obsessionnelle des personnes âgées, fixée sur le passé; elle se rappelait une journée vécue il y avait des lustres avec la même précision que celle de la veille; elle s’intéressait au présent et se montrait curieuse du lendemain. Découvrir un jeune chorégraphe ou un danseur de talent était pour elle plus important que d’avoir fréquenté Lifar ou Robbins, ou d’avoir vu maintes fois danser Alicia Markova. Et cependant, elle n’avait pas, comme certains vieillards, la manie pathétique de vouloir sembler à la mode; les dernières années surtout, elle était vraiment au dessus de la mêlée, sûre dans sa sapience ancienne et très attentive au présent. Classique, moderne, contemporain lui semblaient des mots vides de sens. Elle aimait Giselle mais elle avait poussé et défendu le jeune Merce Cunningham en France quand personne encore ne le remarquait.

Je me rends compte que je suis en train d’écrire l’une de ses "rencontres", spécialité qu’elle avait consacrée à notre revue pendant tant d’années! Peut-être pour en avoir tellement lu, traduit, corrigé, discuté, un est sorti maintenant de ma plume, le dernier. Je suis certain que vous manquera, cher lecteur ou lectrice, cette page vers la fin de la revue, avec ce vieux visage à lunettes, souriant ("c’est votre journaliste américaine", plaisantait-elle), avec son texte concis, tout en phrases courtes et incisives, qui encadrait une belle photo de Serge Lido. Et je n’arrive pas à croire que je ne pourrais plus décrocher le téléphone, tous les soirs, pour commenter nos pauvres choses de la danse ou pour lui demander un détail que dorénavant je chercherai en vain dans les livres. Une lumière s’est éteinte et c’est un vide de plus dans le monde de la danse, et dans le monde.

Alfio Agostini

BALLET2000 n. 67 – Juillet 2002

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