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Noureev, un mythe durable

Noureev, éternel depuis vingt ans
Le vingtième anniversaire de la disparition du grand danseur a inspiré des événements à Paris et dans le monde. Quant à nous, nous voulons évoquer ici non pas l'époque triomphale de sa jeunesse mais la dernière partie de sa carrière, celle qui demeure dans la mémoire de la plupart du public de nos jours. Pour l'occasion, notre ancienne collaboratrice Valeria Crippa (aujourd’hui critique de danse du quotidien italien “Il Corriere della Sera”), qui dans une “vie précédente” avait travaillé aux côtés de Noureev et qui a écrit ensuite un beau livre sur lui, reprend la plume pour BALLET2000
Vingt ans après, le monde le célèbre, alors qu’on s’interroge sur ce qui reste, aujourd’hui, de Rudolf Noureev. On fait l’effort d’être le plus objectif possible, d’observer ce “phénomène” de manière impartiale et critique, mais la loupe à travers laquelle on voit les choses, en ce qui me concerne, présente un défaut de réfraction à l’origine. Je suis totalement factieuse, je le confesse à priori.
Dans mon esprit, le souvenir de Noureev se mélange avec la stupeur d’avoir survécu à cet orage. Supposez que vous soyez une étudiante, mélomane invétérée, et que quelqu’un vous propose de travailler pour Maria Callas lors des dernières années de sa vie. Vous tomberiez en extase et accepteriez, mais avec la vague sensation de tomber dans les griffes d’une créature redoutable. C’est avec ce même état d’esprit qu’en 1988 (j’étais alors jeune assistante de rédaction de Ballet2000!) a commencé mon aventure d’attachée de presse de Noureev en Italie (un statut en réalité beaucoup plus flexible: je me suis occupée des tournées et de tout ce que cela comporte, au théâtre on est polyvalent par définition). Cette aventure se termina en 1992, le jour où je ne reconnus plus la voix de Noureev au téléphone et je compris que son corps était épuisé par la maladie et qu’on entamait des manœuvres autour de son héritage auxquelles je ne voulais pas assister.
Il fallait un bon niveau de résistance pour travailler avec la star Rudolf lors de ces dernières années difficiles, en sachant que, pour le maintenir sur scène, on se livrait à une bataille désespérée et perdue d’avance, à cacher soigneusement, pour ne pas en violer le secret. Le caractère terrible qui faisait trembler ses danseurs ne s’était nullement atténué: il n’y avait jamais qu’un seul Rudolf, il pouvait être vulnérable et sans scrupules, généreux et avide, inaccessible et sans façon, explosif et caustique, mais toujours synthétique et solidement professionnel dans la communication. L’artiste amplifiait les qualités de l’homme, sa manière d’être à la fois au sommet et dans les abîmes, incapable de vivre dans la normalité, de se débrouiller tout seul dans les petits problèmes du quotidien. D’où son intolérance pour tout compromis, pour la mentalité de bureaucrate, pour les logiques syndicales de la profession du danseur, ce qu’il ne supportait guère, à l’Opéra de Paris tout comme à La Scala de Milan.

 

Certes, sa célébrité mondiale, même dans les années de son déclin, restait intacte: quand, dans l’après-midi, dans le bureau milanais de Luigi Pignotti (assistant et agent de Noureev en Italie) on recevait des coups de téléphone des États-Unis, c’étaient les Kennedy qui appelaient. Respirer une atmosphère tellement surexcitée, c’était comme s’approcher d’un soleil qui attire et qui aveugle. Chercher à comprendre Rudolf voulait dire s’interroger sur le mystère du talent, question cruciale mais souvent négligée même par ceux qui s’occupent professionnellement de danse, à des niveaux différents. Autrement dit, l’essence même du théâtre, le talent et son revers, l’honneur et le devoir, cette inquiétude qui le contraignait à vivre comme un gitan de l’âme, à se fuir lui-même. Quoi que soit le talent, Noureev l’avait vécu comme une mission et le portait sur son dos comme une croix, sans jamais se renier, jusqu’à son dernier jour. «Les stars – écrivait Edgar Morin dans son essai The Stars – sont des créatures qui participent parallèlement de l’humain et du divin, semblables d’un certain point de vue aux héros de la mythologie ou aux dieux de l’Olympe étant donné qu’ils suscitent un culte ou, même, une sorte de religion». Les effets les plus fanatiques, on les constate sur son tombeau-mosaïque en forme de tapis caucasien, dont les tesselles sont constamment volées au cimetière orthodoxe de Sainte-Geneviève-des-Bois, à vingt-quatre kilomètre de Paris.
Donc, qu’est-ce qui nous manque le plus aujourd’hui de Noureev? Non pas ses ballets, qui lui ont survécu (je parle de ses versions opulentes des classiques, non pas de ses créations originales comme Manfred ou Washington Square), ni la légendaire biographie fouillée et magnifiée par les documentaires, les livres, les dossiers et maintenant par un espace-musée permanent, le “lieu de mémoire” que la France, qui l’a adopté comme sa gloire nationale, va lui consacrer au Quartier Villars de Moulins, au Centre National du Costume de Scène. L’inauguration est prévue en octobre prochain; le projet, commandé par le Ministère de la Culture française, est signé par l’auteur même qui a dessiné son tombeau et de nombreux décors de ses ballets, le scénographe et Prix Oscar Ezio Frigerio, un ami fidèle entre les fidèles.
Certainement, Noureev nous manque pour le courage et l’orgueil avec lesquels il défendait le ballet qu’il considérait comme un art “first class”. Il aurait ri et se serait moqué de l’auto-commisération avec laquelle dans certains pays on se plaint du fait que la danse est considérée comme le parent pauvre des arts. Lui, qui s’était dépouillé de son manteau de Prince pour devenir le Lucifer de Martha Graham, aurait stigmatisé l’attitude obtuse et pédante avec laquelle la danse est encore classée sous différentes étiquettes qui contribuent à la ghettoïser.
Mais ce qui nous manque le plus, dans un Occident replié sur sa crise économique, c’est la capacité de Noureev d’envisager l’avenir, d’investir et de croire en soi-même et dans les autres, sans crainte de prendre des risques et d’échouer, pour s’imposer dans un système culturel de plus en plus friable et incertain.
Valeria Crippa

BALLET2000 n° 237, avril 2013